Sotigui Kouyaté raconté par son épouse Esther Marty-Kouyaté

Témoignage recueilli par Catherine Ruelle et Reine Berthelot

Je l’ai connu quand il jouait le Mahabaratha. J’avais déjà vu la pièce à Avignon et j’ai décidé de venir la revoir à Paris au théâtre des Bouffes du Nord. C’est là qu’un soir au café du théâtre, je l’ai rencontré. Nous avons beaucoup discuté de la pièce, et du théâtre en général. Par la suite nous nous sommes revus plusieurs fois. Trois ans plus tard, nous vivions ensemble. A mon insu, je connaissais déjà Sotigui. Lorsque j’étais apprentie comédienne en Suisse, le metteur en scène avec lequel je travaillais démarrait toujours les répétitions par la projection de son film culte Le Courage des autres. Caractérisé par l’absence de dialogue, le jeu des acteurs y était mis en relief. Ayant vu ce film une bonne dizaine de fois, j’ai tout de suite reconnu Sotigui lorsque je l’ai rencontré au café des Bouffes du Nord. J’ai appelé ce metteur en scène pour lui dire que j’avais rencontré l’homme de son film. En revanche je ne connaissais pas encore Christian Richard, le réalisateur, auquel je n’ai jamais raconté cette anecdote.
Au plus profond de moi, Sotigui était déjà présent, depuis longtemps. En quelque sorte je le connaissais avant même de le rencontrer.
Nous parlions souvent de théâtre, mais pas de manière intellectuelle, car avec Sotigui c’est toujours le cœur qui parle… Nous avons commencé à travailler ensemble en 1988 dans le spectacle La Voix du Griot, qu’il a crée avec son fils Dani. Il y parlait de transmission et du rôle du griot dans la société. Le griot sait raconter, chanter, danser, c’est le maître de la parole, la parole qui soigne, qui unit, qui apporte la paix, qui essaie aussi d’apporter la joie. La Voix du Griot était un spectacle qui rendait compte de tous cela. Il a été joué pour la première fois au Festival de la Francophonie à Limoges. Par la suite c’est devenu également une compagnie théâtrale dans laquelle tous les enfants de Sotigui ont pris part. J’ai accompagné La Voix du Griot qui a été représentée dans presque tous les festivals de contes et jusqu’aux Etats-Unis dans une version chaque fois renouvelée.

La rencontre avec d’autres cultures était fondamentale pour Sotigui, car selon la tradition africaine, c’est ainsi que l’on peut rencontrer l’autre. Le film Sotigui Kouyaté, un griot moderne, évoque cet argument ainsi que les difficultés rencontrées après la longue tournée internationale du Mahabaratha. Le retour à Paris s’est avéré d’autant plus difficile que nous étions dans une phase de construction de vie commune après la naissance de Mabö et que nous avions décidé alors de nous y installer, chacun étant en situation d’exil. Ma mère disait de nous : « pauvres, mais heureux ». Pour Sotigui l’art et la vie sont indissociables. Il vivait ainsi sa vie familiale et professionnelle. Les griots ont tant de connaissances dans un monde spirituel, dans celui des ancêtres et dans le monde concret que, pour eux il est naturel des tisser ces liens. C’est un enrichissement extraordinaire qu’ils nous transmettent alors. Sotigui, en sus de la tradition familiale des griots, était un "initié" de la nature qu’il considérait comme un maître.
Nos vingt-cinq ans de vie commune ont coïncidé avec un tournant dans la vie professionnelle de Sotigui en France.
La rencontre avec d’autres textes – ceux de la tragédie grecque – et de grands auteurs – tel Shakespeare – lui ont insufflé un nouvel élan créateur. Il a donc repris son travail de mise en scène pour se confronter à la tragédie grecque. Lors d’un stage à Athènes, les liens entre sa culture et la Grèce antique (analogie entre le coryphée et le griot entre autres) lui sont alors apparus comme une évidence et sa démarche artistique en a été fortement influencée. C’est à Bamako qu’il a crée Antigone avec des comédiens maliens. La pièce a été reprise au théâtre d’Aubervilliers, puis au théâtre des bouffes du Nord. Le texte d’Œdipe l’a également inspiré. J’ai conçu et réalisé les costumes de ces deux pièces.
Assistante dans ses stages de formation, j’ai également collaboré avec lui à ses mises en scènes en tant que comédienne (rôle d’Antigone dans Œdipe). La collaboration avec lui n’était pas choses aisée : être à ses côtés était à la fois ardu et exaltant, car il mettait dans son travail une réelle profondeur, cherchant à aller toujours plus loin possible et je me sentais constamment en apprentissage.
Les comédiens venaient souvent travailler leur texte à la maison. Sotigui cherchait inlassablement à qu’ils intègrent le texte et en comprennent la profondeur. Il savait être encourageant tout en étant exigeant, sachant toujours où il pouvait aller ; car se frayer un passage vers l’intériorité de la personne pouvait parfois provoquer des émotions très fortes : certains comédiens pleuraient, non parce qu’ils étaient « cassés », mais parce que Sotigui révélait en eux quelque chose de profondément enfoui. Avec une grande douceur et dans le plus profond respect de l’acteur, il était en écoute. Sa disponibilité et sa générosité n’avaient pas de limites, ce qui ne m’était pas toujours facile à accepter car il privilégiait toujours la personne qui avait besoin de lui, même si cet engagement total de son temps et de son énergie l’a parfois profondément fatigué.
Le théâtre pour lui c’était tout simplement, jouer ensemble. La technique ne devant surtout pas être visible à autrui, il cherchait la vérité du jeu qui caractérise les véritables acteurs.
La rencontre avec Sotigui a changé ma vie. J’ignorais tout de l’Afrique que j’ai appris à connaître et à aimer au fil des ans. Quant à lui, sa formation dans la brousse le rapprochait de ce contact avec les éléments naturels que possèdent les montagnards suisses. C’est là, au bord d’un torrent, qu’il a ramassé les galets de Prospéro. Voir au- delà des apparences était l’une de ses facultés. Être disponible à accueillir ce qui  se présente à nous chaque jour était sa devise. Je l’ai faite mienne.
« Sötigi » dans ma langue maternelle désigne des êtres exceptionnels et insaisissables qui proviennent d’un « ailleurs » mal défini. Sotigui, pour qui le hasard n’existait pas, m’a dénommée Siraba : «  le grand Baobab », arbre sacré auprès duquel il a attaché ses racines en Europe : Nos enfants Mabô «  celui qui est sans pareil » et Yagaré «  l’adorée ».